Qui vient de loin (Ewur'osiga). Le Blog d'Alfoncine N. Bouya

Qui vient de loin (Ewur'osiga). Le Blog d'Alfoncine N. Bouya

Nouvelles


LE RENDEZ-VOUS DE MOMBIN CROCHU (1)

L’invitation m’avait été remise par une petite fille en robe bleue et rouge. Ella avait frappé timidement à la porte de chez moi comme si elle ne voulait déranger personne. Elle avait les cheveux nattés ornés de rubans multicolores qui lui donnaient l’air d’une messagère envoyée par Ezilie Freda  elle-même. Elle me tendit un bout de papier duquel se détachaient ces lettres griffonnées d’une main ferme : « Nous t’attendons à Monben Kwochi, samedi au lever du soleil ». Je n’eus pas le temps de lui demander qui elle était, d’où elle sortait, ni qui m’envoyait ce message. Elle était repartie comme elle était venue, sur la pointe des pieds, effleurant à peine le sol !

Je restais là debout à la porte de chez moi. Sans comprendre ce qu’il se passait. Monben Kwochi ? Jamais entendu parler de ce coin-là !  Que me voulait-on à Monben Kwochi ? Mais qui donc voulait me voir à Monben Kwochi ? Et pourquoi Monben Kwochi puisque l’auteur du message savait où j’habitais, sinon comment la petite fille m’aurait-elle trouvée ? Comment serait-elle venue jusqu’à moi ?  Je retournai à ma table de travail pour tenter de localiser Monben Kwochi dans le vieil Atlas que j’avais oublié depuis des lustres parmi les livres de ma bibliothèque. Aucune trace de l’endroit. J’allumai alors mon ordinateur et lançai la recherche sur Internet. Je tombai sur cette description : « Mombin : arbre des régions tropicales de la famille des anacardiacées portant des fruits charnus comestibles (mombin, pomme cythère). »

Je n’étais pas plus avancée.

L’auteur du message voulait-il que je me rende au pied de l’arbre Monben ? Où le trouver ? Comment le reconnaître ?  Je continuais de surfer sur l’internet et finis par trouver ceci : «  Spondias mombin : le fruit est surtout diffus dans la région du Nordeste du Brésil. Dans les autres régions il est connu comme taperebà.  Il a une considérable capacité désaltérante et le goût aigre-doux, sophistiqué et caractéristique, rend la pulpe de cajà (autre nom du mombin) idéale pour la préparation des jus pressés et des cocktails. La pulpe de cajà restitue fidèlement les nuances du goût de ce fruit séduisant. Le spondias mombin, (sob en wolof du Sénégal), est utilisé contre les hémorragies. »  Un arbre du Sénégal ! Des fruits ! L’énigme devenait plus difficile à décrypter ! 

J’observais à présent le bout de papier déposé sur ma table de travail, à gauche de mon ordinateur.

De mon appartement de Turgeau à Porta-au-Prince, je passais au Brésil puis au Sénégal à la recherche du Mombin ! Comme quoi, l’esprit humain…

©Nyélenga Bouya


13/05/2015
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Nouvelle 1 (suite 6)

Au bout d’un temps qui semble avoir duré trois heures, la carapace de la tortue s’ouvre à nouveau. La tortue lui ordonne de descendre à terre.  Tsagni se retrouve sur une terre inconnue. L’endroit ressemble à une plage déserte, jamais fréquentée ou alors seulement de temps en temps. Hésitante, Tsagni obéit sans rien dire. Elle scrute l’horizon, tiraillée entre la peur et la joie de découvrir un endroit aussi calme. Elle aperçoit au loin quelque chose qui ressemble à un bosquet. Elle s’en approche lentement. C’est une langue de mangroves qui lèche les eaux frémissantes de cette partie de la terre. Un homme –masque habillé de pied en cape d’un vert feuillage fait irruption devant elle.

-          Bonjour Tsagni

-          Bonjour, elle répond d’une voix à la fois étonnée et hésitante. Tu connais mon nom ?

-          Bien sûr ! Je t’attendais !

-          Comment donc ? Tsagni essaye de percer le feuillage à l’endroit où sont censés se trouver les yeux de l’homme-masque pour découvrir la personne qui s’y cache.

-          Tu as fait le tour des Maisons des Esclaves, fait l’homme-masque en ignorant la question de Tsagni. Tu ne peux quitter la Terre-Mère avec, en tête, la seule idée de l’esclavage. Il te faut aussi connaître autre chose. Il y a eu, parmi notre peuple des esclavagistes et des collaborateurs d’esclavagistes. Il y a eu aussi des résistants à l’esclavage et à la colonisation. L’ignorer, c’est avoir une connaissance incomplète qui, loin de faire ta force, fera de toi un être sans défense.

-          Quel est le nom de cette terre où je me trouve ?  Les idées se bousculent dans la tête de Tsagni comme un tourbillon. Elle a le vertige. Elle sent le besoin d’appeler au secours. Mais, tout désert autour d’elle. Même la tortue qui l’a transportée ici a disparu.

-          Ici tu es sur l’île de Canhabaque, une des îles de l’archipel des Bijagos sur la côte ouest du continent.  Il y a plus loin Bolama et Bubaque et plusieurs autres encore ! Notre terre ce sont les îles et les îlots. Nous sommes les êtres des eaux. Tu ne peux pas faire la grande traversée sans nous connaître !

-          J’ai connu d’autres îles, elle ferme les yeux, comme pour se souvenir des îles de sa connaissance. Il y a l’île Mbamou qui flotte au milieu du fleuve Congo ! Il y a l’île de Zanzibar, il y a l’île de Go…

-          Oui, oui, oui, il y a toutes ces îles, tu le dis ! Mais elles ne se ressemblent pas toutes. Chaque île a son histoire, raconte sa propre histoire. Canhabaque n’est pas Zanzibare ! Retiens bien cela ! Bubaque n’est pas Janjanbureh ! Retiens bien cela ! A présent, cesse de poser des questions et approche –toi de moi !

La voix de l’homme-masque résonne comme un ordre auquel Tsagni ne peut qu’obtempérer. Elle fait un pas, puis deux, puis trois. Quelques feuilles se soulèvent de l’homme-masque et viennent effleurer le visage de Tsagni. Elle sent comme des grains de poussière qui glissent sur ses joues. Elle porte sa main droite à ses yeux. Mais la voix de l’homme-masque se fait entendre :

-          Non, n’enlève pas ça ! J’ai simplement mis du kaolin autour de ton œil gauche et de l’ocre autour de ton œil droit !

-          Pourquoi cela ?

-          Pour que tu aies les yeux ouverts, pour que tu puisses voir dans l’invisible et que les « Irans » que tu verras puissent reconnaître l’innocence de ta démarche !

-          Voir dans l’invisible ? C’est quoi les « irans » ? Elle semble à bout de force et s’affale sur le sable fin. Les larmes lui montent aux yeux, mais elle s’interdit de les laisser couler.

-          Ecoute-moi bien jeune femme, ce n’est pas le « fanado », l’initiation complète que je te donne là. C’est juste un grain de connaissance que je t’offre car tu es partie de chez toi sans préparation. Ah tiens ! Voilà l’Okinka qui s’amène !

Tsagni tourne la tête et aperçoit une femme d’âge improbable qui avance dans leur direction. Quand elle atteint l’endroit où Tsagni s’est laissé tomber à terre, elle se courbe et la relève :

-          Viens ma fille, le temps  marche contre toi. Tu viens de loin, tu vas très loin. Tu n’as pas le temps nécessaire pour entamer le long parcours des  « Okinka ».

-          C’est qui ou quoi « Okinka » ? Lui (elle montre du doigt l’homme-masque) t’a désignée par ce mot là en te voyant arriver.

-          Une « Okinka » c’est une prêtresse, intermédiaire entre les vivants et les esprits, les « irans » de ceux qui sont partis à Longa avant de passer par l’initiation humaine. Longa est le pays des morts, on y entre par l’ultime initiation qu’est la mort. Mais avant d’en arriver là, il faut passer par plusieurs portes, traverser plusieurs océans. Cependant, il y a ceux qui enjambent la porte de Longa sans avoir subi la moindre épreuve humaine. Ceux-là ont besoin d’accompagnement. Nous autres « Okinka » assurons cette tâche de les mener à bon port. Mais, ne perdons pas de temps ; tu as reçu l’ocre et le kaolin ! Voici je te remets le « léndongo la munda », le piment des Ancêtres. Tu vois, c’est un fruit avec des graines à l’intérieur. Ce sont ces graines-là qui sont précieuses. N’en use pas tant que la nécessité de le faire ne se présentera pas à toi !

L’Okinka saisit la main gauche de Tsagni, y dépose la gousse de « léndongo » avant de rabattre les cinq doigts de la main sur la gousse.

-          Retiens ceci ma fille : toutes les îles ne se ressemblent pas ! L’île de Canhabaque n’a jamais été soumise ! Nous avons toujours été, nous sommes et nous resterons des insoumis, des hommes libres ! Que personne ne te fasse jamais porter le fardeau des esclavagistes et autres vendeurs d’humains ! Tu peux, à présent, continuer ton chemin maintenant que tu sais qu’il y a eu et qu’il y a encore sur cette terre d’Afrique, des peuples qui n’ont jamais courbé l’échine devant personne ! La liberté est notre lumière, la misère est notre couche ! Vas et ne te retourne pas tant que tu n’es pas arrivée à destination !

-          A destination ? Quelle est donc ma destination ?

-          Ca personne d’autre ne le sait si ce n’est toi-même ! C’est toi qui es partie de chez toi ; c’est toi qui as entrepris le chemin qui t’a menée jusqu’ici. C’est toi qui continueras ta route jusqu’à ce que tu parviennes à ce que tu recherches ! Vas, mais ne regarde pas en arrière !


05/06/2014
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Nouvelle 1 (suite 5)

Restée seule au bord de l’océan, Tsagni pose la tête sur ses genoux et laisse libre cours à ses larmes en chantonnant :

« - Waa Tâ, waa Tâ, waa Tâ, i Tâ a mbonga mosiga nô yii nga la nda” ? – Père, ô Père, ô Père, à qui me confies-tu dans ces pays lointains ?

« -Waa Mâ, waa Mâ, waa Mâ, i Mâ a mbonga mosiga nô yii nga la nda”- Mère, ô Mère, ô Mère, à qui me confies-tu dans ces pays lointains ? »

Elle entend la voix de sa mère qui vient du fond des eaux salées : « Ma fille, ma fille, je t’avais prévenue, tu ne m’avais pas écoutée ! Vas-y donc qu’on te tue ! Vas-y donc qu’on t’enterre ! »

Puis la voix du père se fit entendre avec la même réponse : « Ma fille, ma fille, je t’avais dit venir, tu as refusé ! Vas-y donc qu’on te tue ! Vas-y donc qu’on t’enterre ! »

Une haute vague s’abattit contre le rocher sur lequel elle est assise ; elle est trempée de la tête aux piedx ! Elle secoue sa chevelure mi sel mi poivre. Elle s’aperçoit qu’une tortue de mer à ses pieds longeant son long cou vers elle et la fixant d’un regard presqu’humain.

« - Monte sur mon dos ! » lui fait la tortue.

« - Mais c’est impossible ! » lui répond-t-elle.

« - Rien n’est impossible ! Monte ! » ordonne la tortue.

Tsagni fait un bond, glisse,  manque de  se cogner la tête contre un des rochers et se retrouve sur la carapace supérieure de la tortue qui, aussitôt se scinde en deux comme pour ouvrir une porte par laquelle Tsagni se retrouve enfermée derrière. Il y fait sombre.

Elle se prend la tête entre les deux mains et pense aux paroles de ses parents. Deux larmes perlent sur ses joues. Elle ferme les yeux et s’endort.

La tortue plonge. Le voyage vers l’Inconnu commence pour Tsagni.


18/05/2014
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Nouvelle 1 (suite 4)

Tsagni s’installe sur le rocher qui surplombe l’océan. Le vieil homme regarde au loin ; il lui tourne le dos comme s’il tient à éviter que leurs regards se croisent. Après un temps de silence qui paraît une éternité, Tsagni rompt le silence :

-          « Wâa Tâ ! » (Père !)

Sans se retourner, le vieil homme répond : « Je t’écoute ! »

-          Où me mène ce chemin ? », elle fait dans un murmure.

-          « Là où tu veux aller ! »

-          « Je ne sais pas, non, je ne sais plus où je veux aller ! » Les larmes lui montent aux yeux.

-          « Pour quelle raison particulière as-tu fait tout ce chemin, depuis la profondeur de la forêt pour arriver ici ? »

-          « Je ne sais pas vraiment, Père, j’ai suivi les pas de mon destin. Ici s’arrête la terre, ici s’arrête ma route ! »

-          « La route est encore longue pour toi ! Tu as voulu suivre le chemin des Ancêtres, tu ne vas t’arrêter maintenant ! »

Le vieil homme se retourne enfin, et fixe Tsagni dans les yeux. C’est un regard de feu, aussi perçant que la lance que Kani Itoua L’Ossolo toujours tenait dans sa main droite chaque fois qu’il s’enfonçait dans la forêt, là-bas à Ikoumou. Elle croit reconnaître en lui Kani Itoua L’Ossolo. Comme un éclair, ce souvenir traverse l’esprit de Tsagni avant de s’évanouir dans l’immensité de l’océan.

-          « Serait-ce toi, Grand-père ? Nous ne sommes pas d’ici ! ». Elle retrouve son enfance, lorsqu' elle lui posait toutes sortes de questions et que de sa voix imperturbablement calme, il répondait : « Ton heure n’a pas encore sonné, Petite Fille ! »

-          « Grand-père, nous ne sommes pas d’ici ! Je ne sais plus où aller ni pourquoi je suis venue jusqu’ici. La terre s’arrête ici. Ramène-moi chez nous ! »

-          « Là où tu rencontres l’Humain, là est chez toi ! Là sera chez toi ! Tu ne peux plus repartir en arrière ! » Une pointe de nostalgie traverse la voix du vieil homme. « Ta route sera longue, mais je serai avec toi. Il te faudra être forte. Car tu rencontreras le rejet, la trahison, la solitude, la jalousie et même le danger, des dangers, plusieurs dangers. Tu connaîtras la peur des lendemains inconnus et incertains. Tu connaîtras le doute et ses tiraillements. Tu connaîtras les souffrances de l’esprit. Mais tu ne connaîtras jamais la faim. Car, ta générosité te préservera des affres de la faim. Tu as voulu savoir, tu sauras ! Tu es partie ! Tu reviendras peut-être un jour à ton point de départ. Mais pour le moment, il te faut aller au bout de ta recherche, la recherche des Humains, la recherche de toi ! »

Tsagni baisse la tête et la relève aussitôt pour chasser le regret qui effleure son cœur pendant une seconde. Le vieil homme le saisit :

-          « Ne regrette jamais ce que tu entreprends, surtout pas sur le sentier de la connaissance ! Donnes-moi ta main droite ! ».

Tsagni s’exécute. Le vieil homme crache dans la main tendue qu’il a saisie avec fermeté.

-          « A présent, donne-moi la gauche ». Tsagni tend la main gauche : le vieil homme y souffle un air chaud  sorti du tréfonds de sa poitrine. Il refait face à la mer et entonne d’une voix sourde :

-          « Wèè ‘Ngoba ô, wèè ‘Ngoba, wèè Ngob’ énya : ô Ingoba, ô Ingoba, Mère,

-          « Nô’ yambu, léku tsèguè ô Ingob ‘énya : tu réponds, la mort c’est la terre, ô Ingoba Mère,

-          « Létsaa la kosso li béya nô Ingob’ énya : La plume du perroquet t’appelle Ingoba Mère,

-          « Nô’ yambu, léku tsègè ô Ingob’énya : tu réponds, la mort c’est la terre, ô Ingoba Mère,

-          « Lé swé lè pèbè, li béya nô Ingob’énya : Le cheveu qui vole au vent t’appelle Ingoba Mère,

-          « Nô’ yambu, léku tsègè ô Ingob’énya : tu réponds, la mort c’est la terre, ô Ingoba Mère,

-          « Lè nzonzi otô li béya nô Ingob ‘énya : L’ongle esseulé t’appelle Ingoba Mère,

-          « Nô’yambu, léku tsègè ô Ingob’énya : tu réponds, la mort c’est la terre, ô Ingoba Mère,

-          « Wèè’ Ngoba ô, wèè’ Ngoba, wèè Ngob’énya :ô Ingoba, ô Ingoba,

-          Nô’yambu, léku tsègè ô Ingob’énya : tu réponds, la mort c’est la terre, ô Ingoba Mère ! »

 

Il lâche la main droite et saisit la gauche dans laquelle il fait tomber un crachat.

 

- « Tu as connu l’épreuve de la terre, il te faut à présent affronter les vagues de l’océan ! L'épreuve de l'eau! Ne l’oublie jamais, ne regarde pas en arrière !»

Puis, il disparaît !

Nyélénga 


19/04/2014
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Nouvelle n°1:

La chaloupe surfe sur les eaux bleues- ternes de la mer Atlantique qui relie Dakar à Gorée. Enfoncée dans le livre qu’elle ne lit pourtant pas, Tsagni essaye en vain de se concentrer. En réalité, seul son corps est là, posé sur ce siège défoncé de la partie première classe du bateau, tandis que son esprit se ballade à travers les savanes de l’Afrique de l’Ouest qu’elle venait de parcourir à pied depuis des mois.

Des vendeuses ambulantes ponctuent leurs propositions de vente avec les mouvements du bateau. De temps à autre, une de ces femmes s’arrête devant elle, la cuvette de ses bibelots en équilibre sur la tête, une main sur la hanche et l’autre lui tendant ce qu’elle veut vendre à Tsagni sans que celle-ci lève le nez de son livre. Des joueurs de tambours qui partagent avec elle le banc-siège de première classe, dérangés par le va-et-vient des marchandes houspillent celles-ci pour les chasser vers l’espace populeux de deuxième Classe.

A la vue lointaine de l’île, un talibé transforme ses « mantras » chantés d’une voix enrouée par des annonces tonitruandes : « Mesdames et Messieurs, voilà l’île historique ! Nous nous approchons de l’île magique de Gorée ! Je vois déjà son embarcadère ! N’oubliez pas de venir visiter mon atelier artisanal ! Layilalaa layilalaa ! »

Tsagni lève les yeux de son livre. Elle regarde le talibé et se dit en elle-même : « Magique ? De quelle magie il parle celui-là ? En voilà un à qui il faut encore apprendre que cette île n’a de magique que le lugubre de son histoire. » Puis, elle se remet à rêver.

La chaloupe n’a pas encore accosté qu’hommes et femmes se précipitent déjà sur la terre ferme. Un enfant, se prenant pour un champion du saut en hauteur, tombe dans l’eau en voulant sauter du bateau. Deux hommes le repèchent sans se priver de lui administrer quelques taloches destinées à lui servir de leçons.

Après que tous les passagers ont quitté le bateau, prenant tout son temps, Tsagni met pied à terre, habitée par cette nonchalance qui trahit la fatigue de tout son être. Pourquoi se précipiter ? Elle a tout le temps devant elle.

Aussitôt descendue de la chaloupe, des gamins, l’escarcelle tendue pour demander l’aumône, se précipitent vers elle en hurlant de leur voix aiguë: « Ngir Yalla ! Au nom de Dieu ! ». Elle perd l’équilibre et manque de se retrouver à terre. Mais une main minuscule se glisse dans la sienne et la saisit avec poigne, lui évitant ainsi la honte d’une chute publique.  Les gamins s’esclafent avant de s’éloigner, ayant sans doute compris que de cette touriste là, il n’y aura rien à recevoir.

Tsagni s’engage dans la ruelle poussièreuse qui mène à la Maison des Esclaves. Son cœur bat la chamade. Est-ce une maison authentique ou une pâle copie de ce que furent les maisons des esclaves ? « Et puis, questionne-t-elle en elle-même, pourquoi appelle-t-on ces maisons d’horreur, maisons des esclaves ? Comme si les esclaves avaient des maisons ! Pouah ! Tchip ! ». Elle se souvient avoir été à Loango en Angola, à Ouiddah, au Bénin ou à Janjaburey en Gambie. Là-bas aussi on lui avait montré des Maisons des esclaves, des Chemins des esclaves, des Arbres de l’oubli et des  portes de non retour. Tchiiiip !

Elle se souvient qu’en Angola on lui avait dit que  le port de Loango dans l’ancien Kongo était le lieu où l’on menait des esclaves du Gabon, de la République démocratique du Congo et de l’intérieur du Congo Brazzaville. On lui avait parlé des trois manguiers qui tenaient lieu de comptoirs (raison pour laquelle, d’ailleurs, elle ne mange plus de mangues). On lui avait parlé du rituel autour de l’arbre de l’oubli. On lui avait dit que les esclaves de sexe féminin enchaînés devaient faire sept fois le tour de cet arbre tandis que les esclaves masculins en faisaient le tour neuf fois. Avant de contourner l’arbre de l’oubli, on faisait laper à tous ces bois d’ébène un peu de sel gemme placé sur une feuille de bananier.

Au Bénin, elle avait vu ce qui lui a été présenté comme la vraie piste des esclaves par laquelle ceux –ci étaient conduits vers les bateaux négriers. On lui avait montré la place des enchères. Une fois achetés, les esclaves étaient menés enchaînés, au pied de l’arbre de l’oubli qui était la deuxième étape sur la route de la déshumanisation. On lui avait confié qu’une fois le rituel de l’oubli terminé, les esclaves étaient conduits vers les cases de Zomaï, sortes de magasins de stockage où ils étaient entreposés en attendant les bateaux de la mort. A l’annonce de l’arrivée des bateaux, on les traînait vers l’arbre du retour pour un dernier rituel, qui, lui avait-on dit, devait assurer le retour de leur esprit sur leur terre natale. Enfin, lui avait-on appris, la dernière étape sur la terre des ancêtres était la porte du non retour, celle qu’ils devaient enjamber pour entrer dans l’inconnu.

En Gambie, cette petite république logée dans la bouche ouverte du Sénégal, elle s’était rendue à Janjaburey. On lui avait laissé entendre que la ville avait été baptisée Georgetown, puis débaptisée et rebaptisée Jangjang Bureh. Elle s’était écrié, en son fort intérieur, Janjanburey ou Jang Jang Bureh c’est du pareil au même. Là-bas, elle se souvient avoir vidé son estomac jusqu’aux tripes tant ce qui restait de la maison des esclaves n’était plus que ruines nauséabonds. Aussitôt elle était repartie vers le fleuve pour retraverser par le bac sans demander son reste. Le cœur en délire, les yeux en sang.

Et voilà qu’après elle ne sait plus combien de jours de marche elle avait atteint Dakar pour s’embarquer vers Gorée.

« Madamou, voici la maison des esclaves. Nous sommes arrivées. » Elle sortit de sa rêverie par la voix de la petite fille qui venait de la conduire à travers les ruelles de Gorée sans qu’elle s’en rende compte. (à suivre)

Nyélénga.


28/01/2014
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