LES HEUREUX DE LA FETE DE PILATE : 2. LE HANDICAPE
Nous remontions à pied la rue principale de Pilate, en nous faufilant à travers la foule compacte. Le ciel était nuageux, l’air frais. Un vent léger et doux caressait nos visages. Nos ventres creux s’impatientaient à l’idée des plats de cabri boucané et en ragoût qui nous attendaient dans une maison du haut de la ville. Nous étions les invités d’honneur de l’ami d’un ami dont nous avions fait la connaissance lors du bal du premier jour de la fête champêtre. Nous avancions à pas d’escargot, jouant des mains et des coudes pour nous frayer un chemin à travers cette marée humaine venue des quatre coins de la commune et d’au-delà.
L’homme était là : le bras droit replié sur sa poitrine, les doigts serrés de la main tournés vers l’extérieur. Il sautillait sur sa jambe droite, la plus longue et la plus valide. Pour ne pas perdre l’équilibre, il se courbait pour s’appuyer sur la jambe gauche pendant que tout son corps se tordait du côté droit et que son bras gauche brassait le vide comme si l’air s’était transformé en eau d’une piscine invisible. C’était devant un restaurant à l’entrée duquel étaient installés deux grands baffles d’où s’échappaient des chants de l’orchestre Tropicana. L’homme dansait, du mieux qu’il pouvait, maîtrisant ses membres déformés, dominant son handicap. La bouche tordue révélait ses efforts d’équilibriste expérimenté ou peut-être tout simplement l’expression d’un sourire, d’une joie, d’un bonheur qu’il ne vivait pas tous les jours !
Je le dépassais en dérobant du regard son image, comme par pudeur, pour ne pas interrompre sa joie. Certains passants, plus osés s’arrêtaient carrément pour l’observer, comme s’il était un phénomène tombé d’une autre planète. Il était simplement un être humain qui vit son plaisir à travers la danse à la musique de Tropicana. Comme nous tous, comme tout le monde à cette fête champêtre.
Il vivait avec son handicap comme nous vivons avec notre « normalité » qui dissimule nos tares cachées. Lui n’avait rien à dissimuler, rien à cacher. Il était là, il dansait, il vivait, il était heureux.
Il allait, il venait, il tournait, il virait sur lui-même. Il défiait ce corps meurtri peut-être depuis son enfance ou, qui l’avait tout simplement trahi, terrassé par un accident cardiovasculaire. Il montrait à tous que ce corps brisé par la maladie dont il avait souffert, dont il souffrait, ne viendrait jamais à bout de sa détermination à vivre une vie normale, comme tout le monde.
Je ne pus, cependant, m’empêcher de me demander à moi-même, depuis combien de temps il luttait ainsi contre son corps pour faire triompher la vie ? J’essayais de m’imaginer comment il devait passer ses journées. Etait-il marié ? Avait-il été marié ? Avait-il des enfants ? Je me surpris en flagrant délit d’inhumanité. Comment pouvais-je me poser de telles questions. Il était un être humain ! Pas un extra-terrestre ! J’eus honte de moi.
Nous étions déjà à quelques deux cent mètres de lui. Je me retournai, le cherchant du regard dans la foule dense. Ayant aperçu sa tête qui dépassait des autres têtes, je levai la main, lui envoyai un baiser et murmurai : « Salut l’artiste » ! Peu importe qu’il ne m’ait pas vue ; j’étais convaincue que son esprit avait saisi mon message !
Le lendemain, je quittais Pilate avec cette certitude qu’une fête champêtre, c’est pour le bonheur de tous.
Nyélénga.
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