Et si on parlait des langues d'Haiti, d'hier à aujourd'hui
Et si on parlait des langues d’Haïti, d’hier à aujourd’hui
par Pierre-Michel LAGUERRE
Avec environ dix millions de locuteurs, vivant tant à l’intérieur du pays que dans la diaspora, Haïti fait partie de cette mosaïque de pays de la Caraïbe où s’utilisent majoritairement une langue créole à base lexicale française, minoritairement le français et, à un degré moindre, l’anglais et l’espagnol. Mais derrière ce présent linguistique, c’est l’évolution d’une société située au carrefour de trois civilisations (améridienne, européenne, africaine) extrêmement différentes, où s’est constitué un véritable laboratoire humain. En effet, la langue peut être un puissant révélateur de l’histoire d’Haïti et même utilisée « comme une sorte de trace archéologique pour scruter le passé et comme outil pour comprendre le présent ».
Au commencement était le verbe amérindien …
L’histoire enseigne que l’Amérique et l’archipel des Antilles étaient peuplés par des Améridiens dont les langues disparaissent lentement. Certaines de ces langues étaient de véritables koinè utilisées pour le commerce et la diplomatie à l’époque précolombienne.
De ces grandes vagues migratoires, les Taïnos qui se sont installés sur l’île d’Haïti, feraient partie de la famille linguistique arawak. Leurs langues marquées par la civilisation de l’oralité ont servi à nommer et à identifier :
- le nom de leur espace de vie : Ayiti, Kiskeya, Boyo « terre haute, terre montagneuse, grande terre » ;
- les noms de ceux qui dirigent : Guacanagari, Guarione, Beuchios, Caonabo, Cotubanama, « caciques, à la fois chefs religieux, militaires et politiques » ;
- les noms géographiques des divisions administratives et politiques : Magua, Maguana, Cibao, Higuey « caciquats » ;
- les noms de leurs jeux et fêtes : areito « fêtes civiques et religieuses », batos « jeu de balle » ;
- etc…
L’irruption de l’Européen dans l’écosystème d’Ayiti se « mua en guerre de conquête quasi militaire ». Les Espagnols commencèrent par apposer le sceau de la colonisation en changeant le nom de l’île en Hispaniola. A ce droit de nommer succéda sans tarder celui de s’approprier. Les terres furent séquestrées au nom de l’Espagne et réparties entre les colons espagnols. Les Indiens furent astreints à un travail éreintant dans les mines. La contestation des chefs autochtones fut vite réprimée, et l’inégalité des forces en présence provoqua une hécatombe entraînant la disparition spectaculaire du peuple initial.
Image de Wikipedia
Tout n’est pas perdu. Colons et premiers esclaves africains vont apprendre des techniques et des termes de la civilisation des autochtones amérindiens, par exemple : ranmak, boukan du kali’na ; tabak, patat, kasav de l’arawak ; manyòk du tupi.
Les langues haïtiennes sont émaillées de ces mots aujourd’hui naturalisés : ajoupa, calebasse, coucouille, cassave, manioc, mabouya, igname, goyave, etc.
Puis vint le laboratoire créole …
Arriveront de nouveaux Européens sur l’île d’Haïti puisque les Espagnols, en moins de quinze ans, avaient épuisé les mines. Ils ne tarderont pas à délaisser l’île d’Hispaniola pour explorer et coloniser les espaces continentaux des Amériques centrale et du Sud. C’est donc à partir d’éléments entièrement importés que va s’organiser la structure coloniale française suite à la destruction du paysage écologique et humain.
Comme les Espagnols, les Français, d’abord boucaniers et flibustiers, puis planteurs ou habitants, s’arrogèrent à la fois le droit de nommer et celui de s’approprier. L’île s’appellera désormais Saint-Domingue, et cette colonie constituée en moins d’un siècle fournira à la Métropole, à la veille de la Révolution, un chiffre d’affaires de 400 millions de francs, représentent les deux tiers des 600 millions en provenance des colonies françaises.
Trente mille blancs et autant d’hommes de couleurs libres tiraient à des degrés divers profit d’une situation sociale, ou 400.000 esclaves, propriétés absolues du colon, disponibles de leurs droits naturels, assuraient le fonctionnement de la machine colonialiste. L’inégalité étant la cause fondamentale de l’assujettissement, dans ce contexte le colonisateur est nettement favorisé par les différences militaires, économiques et culturelles, tandis que le colonisé est dépouillé de tout ce qu’il possède même de sa langue : son identité linguistique.
En effet, l’histoire et la langue s’expliquent mutuellement et de ce fait la langue reste un précieux auxiliaire à la compréhension de l’histoire. Sur ce plan linguistique que nous avons évoqué, il y a d’un côté, les colons, locuteurs de langues européennes usant les dialectes du français (normand, poitevin, vendéen, etc.) non encore fixées et standardisées, (Officialisation de l’Académie française ayant lieu en 1634). Ceux-ci vont, par leur domination sociale, imposer leurs parlers à leurs esclaves. De l’autre côté, ce sont les esclaves, locuteurs de langues différentes également. Ils vont, par leur domination démographique, imposer une restructuration des parlers des colons, une réanalyse et une grammaticalisation, diront les linguistes.
Il s’agit bel et bien d’un véritable laboratoire, où devant la privation et le refus opposé aux esclaves noirs de parler les langues de l’Afrique ancestrale perdue, c’est-à-dire l’éwé, le fon, l’igbo ou le wolof, ils inventèrent de toutes pièces une langue nouvelle après la perte de leur langue maternelle : le créole.
A cette langue créée de toutes pièces comme outil de communication au sein de la société plantocratique, l’esclave confiera « l’entièreté de ses souffrances, de ses espoirs et de ses rêves et de ses joies ». Tout cela peut encore s’entendre à travers les contes de nos veillées, les devinettes, les proverbes, les comptines et surtout les chants de nos cérémonies de vaudou, de raras, de « koumbit » et de carnaval.
Les passerelles entre hier et aujourd’hui
La République d’Haïti, née le 1er janvier 1804, a célébré le 1e janvier 2004 le bicentenaire de son entrée dans le cercle des nations libres du monde. Les promoteurs de cette première république nègre, tout en faisant de l’unité nationale un des mots d’ordre du nouvel État entendaient inscrire leurs actions sous le double signe de la continuité et de la rupture.
La déclaration d’indépendance d’Haïti, acte de naissance du nouvel État, sera rédigée en français. C’est dire que sous le signe de cette continuité, le français fait partie de l’histoire nationale au même titre que le créole. Nous avons donc deux langues ; l’une légitime, le créole, « ciment qui permet d’exprimer une identité enracinée dans la conscience d’une histoire commune » ; l’autre adoptive, le français. Du français, langue promue la seule langue officielle d’Haïti en 1915, au moment de l’occupation américaine, on est arrivé aujourd’hui à élever au rang de langue officielle également, la langue créole, langue maternelle de tous les Haïtiens.
Il faudrait aussi mentionner en termes d’acquis, la dotation du créole d’instruments de codification et de standardisation nécessaires à son accession à la communication écrite et l’expression d’une littérature de qualité dans cette langue. A cela s’ajoutent la présence d’un ensemble d’instruments de références indispensables à l’introduction du créole dans l’alphabétisation et l’éducation de base : grammaires pédagogiques, dictionnaire de mots usuels, manuels scolaires, pour ne retenir que ceux-là.
On ne saurait ne pas souligner la grande mutation sociolinguistique assumée par l’ensemble de la population dans l’utilisation des langues. On a assisté au cours de deux dernières décennies à une extension de l’utilisation du créole dans les domaines largement réservés jusque-là au français : média (radio, télévision, presse écrite), institutions (parlement, église, école, tribunal), discours officiel, etc.
On constate aussi que l’anglais et l’espagnol constituent de nouvelles variables et jouent beaucoup plus largement que le français, le rôle de langues internationales, notamment sur le plan commercial.
Aujourd’hui, nous sommes certainement en mesure de mieux comprendre sur quoi repose la dynamique des langues dans le contexte de l’Histoire du pays. Le créole, autrefois considéré comme « patois », « jargon » est une langue comme une autre. Et les Haïtiens, du petit enfant en passant par le jeune jusqu’à l’adulte, ont une expérience du créole si naturelle, si profonde, si constante et si intimement liée à la totalité de leur vie personnelle et sociale qu’ils se sentent habités par cette langue constitutive de leur identité. Le créole d’Haïti a la particularité d’être unifié et de ne pas être menacé de disparition et de lente décréolisation. De plus, il bénéficie d’une très grande richesse en termes de production culturelle.
Pour ce qui concerne le français, outre qu’il a conservé ses acquis séculaires, on note de plus en plus sa grande symbiose avec le créole dans sa dynamique d’évolution. On va même jusqu’à noter « un intéressant dialogue entre le créole et le français » comme « langues les plus pratiquées dans le pays » donnant ainsi lieu « à un fécond échange de bons procédés entre les deux idiomes ».
Enfin, deux siècles d’une histoire linguistique riche au point qu’elle peut s’insérer facilement dans un chapitre de la linguistique moderne. D’ailleurs, de plus en plus, le créole a droit de cité dans les Universités comme objet d’étude, de prestigieux colloques sont organisés en son nom, de revues spécialisées ont vu le jour et l’on a même délimité un champ de la linguistique appelé la « créolistique » où évoluent d’éminents linguistes et sociolinguistes « créolistes ».
Haïti peut donc, après deux siècles de vie entre deux langues, dans un esprit d’ouverture à d’autres langues du monde, prendre le train de la mondialisation. Déjà, l’anglais, l’espagnol, le brésilien, l’italien, le portugais commencent à frapper à nos portes et à nos oreilles par ces disques et ces cédéroms qui envahissent notre monde culturel.
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