LES HEUREUX DE LA FETE DE PILATE : 1. LA FOLLE
« Le fou est celui qui a tout perdu, excepté la raison ». J’aime beaucoup cette phrase de l’écrivain anglais Gilbert Keith Chesterton qu’aimait à répéter mon défunt époux, professeur d’épistémologie! Je l’avais presque oubliée (la phrase, pas l’époux !) quand, à Pilate, j’ai fait l’expérience de sa véracité. Installée au balcon de la maison familiale de mon hôte, j’observais les passants quand, mon regard se posa sur elle. Elle était en face de la maison où je me trouvais, debout devant un magasin de tissus multicolores, sur une marche inachevée d’où se dressaient deux bouts de fer à ciment oubliés par le maçon. Elle avait quatre touffes de cheveux nattés à l’Africaine. Elle portait un short de couleur kaki qu’elle retenait d’une main ferme afin qu’il ne tombe. Une de ses épaules se dégageait du T-shirt qui couvrait le haut de son corps. Elle était pieds nus. Elle parlait fort ! Sa voix traversait sans trop de peine la puissante sonorisation des haut-parleurs du magasin qui crachaient le kompa toute la journée pour divertir les fêtards de Pilate et attirer les clients éventuels. Insensée, je me penchai sur le balcon pour chercher des yeux à qui elle s’adressait. Je compris par la suite qu’enfermée dans son monde à elle, bien que présente dans notre monde à nous, elle s’adressait à des êtres qu’elle seule pouvait voir !
J’observais son visage d’un noir « anguille » comme cela se dit chez moi, pour parler de ce noir mat que savent porter beaucoup de belles femmes noires sans faire usage ni de poudre ni de fond de teint.
Debout sur la marche inachevée du magasin, elle dansait au rythme du kompa. Ses hanches se balançaient de gauche à droite telle une feuille de bananier caressée par le vent léger des après-midi nuageux et pluvieux de Pilate. Prudemment, elle posait un pied sur le bout de fer à béton et, consciente du danger que ce bout de fer représentait pour elle, elle retirait aussitôt son pied pour poser immédiatement l’autre. Elle avait trouvé là un divertissement et un moyen de prouver à ceux qui l’observaient qu’elle savait reconnaître le danger, qu’elle avait toute sa raison ! Son regard fuyant présent-absent se promenait d’un objet à un autre, balayant la rue encombrée sans se fixer sur qui que ce soit ni sur quoi que ce soit, comme si elle voulait éviter de se laisser saisir par l’agitation de la vie autour d’elle. Elle vivait dans son monde de folie sereine, sans déranger personne.
Le soir, je la retrouvais en bas de la ville où se tenait le festival de musique. Trois orchestres étaient prévus pour animer la soirée. Elle s’était positionnée juste en bas de l’estrade sur laquelle se trouvaient les musiciens et leur matériel. Elle dansait. Seule dans son monde. Présente dans notre monde. Tenant toujours d’une main ferme son short. Elle ne dérangeait personne et personne ne la dérangeait.
Puis, survint un homme vêtu d’un pantalon kaki et d’un T-shirt jaune. Il avait bu. Il titubait. Il était accompagné de deux amis qui le suivaient de loin. L’homme se mit à se rapprocher d’elle, en dansant lui aussi. D’abord prudemment. Puis plus rassuré. Un solitaire sans doute à la recherche d’une âme sœur. Le temps d’une soirée. Mais peut-être pas si solitaire que ça, puisque ses deux amis lui criaient de s’éloigner de cette folle. Sourd aux cris de ses deux compagnons, il finit par la prendre dans ses bras. Elle continuait de se balancer au rythme du kompa que jouait l’orchestre, sans accorder la moindre attention aux bras de l’homme qui l’enserraient à présent. Les mains de l’homme remontèrent jusqu’à sa poitrine. Elle eut un sourire. L’homme y alla carrément, tenant fermement sa poitrine. Il ferma les yeux. Elle tenta de se dégager mais les mains de l’homme l’emprisonnaient dans une étreinte. Elle se laissa faire. Leur deux corps swinguaient à présent emportés par la musique langoureuse du kompa. Elle lâcha son short qu’elle tenait d’une main. Celui-ci descendit de quelques centimètres et livra à l’assistance son pubis fleuri de poils noirs. Des cris et des rires fusèrent. Ils provenaient des gorges de jeunes adolescents venus eux aussi profiter de la soirée. Elle ferma les yeux, posa ses deux mains sur celles de l’homme qui enserraient sa poitrine. Elle caressa les mains de l’homme. La foule ricanait. Les compagnons de l’homme hurlaient de colère. Il resta sourd à leurs cris. Cela dura un instant. Elle était folle certes, mais consciente de cet instant. Un instant de bonheur, d’un bonheur conscient. Elle s’était échappée de son monde.
Puis, au moment où personne parmi tous ces gens normaux ne s’y attendait, elle se dégagea brusquement de l’étreinte de l’homme, rattrapa son short et s’évanouit dans la nuit noire, loin des projecteurs du festival de musique.
Le lendemain, je la rencontrai sur la rue principale de Pilate. Nos yeux se croisèrent, juste une seconde. Elle détourna la tête et s’éloigna, me laissant avec ce sentiment d’insatisfaction de n’avoir pas pu capturer l’expression de son regard.
Nyélénga
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