Le Sujet Africain devant la Mort
In Memoriam Ebenezer Kotto-Essomè, (Agrégé de Philosophie, Professeur d’universités), mon Epoux, mon Maître, mon Frère.
(Avec l’aimable autorisation du Centre D’Etudes et de Recherches sur les Valeurs Africaines –CERVA)
Je tiens à remercier les membres du CERVA de m’avoir accordé l’autorisation de publier ce texte qu’eux et moi connaissons bien pour l’avoir entendu maintes fois lorsque le Maître le présentait en conférence tous les mois de février à la date du passage de son père à l’Orient éternel.
J’ai décidé de le mettre en ligne en ce mois de décembre pour deux raisons principales : (i) parce que ce mois, qui fut pour ma famille et moi, un mois de joie (comme pour tout le monde) est devenu un mois de deuil (le décès de ma mère en décembre 2011 et, en ce mois de décembre 2014, celui de ma tante, petite sœur de ma mère) et (ii) parce que le Maître aurait eu 72 ans (7+2=9, nombre ô combien symbolique !) puisqu’il vit le jour une nuit du 31 décembre au 1er janvier sur la petite île de Manoka située à quelques minutes de Douala en face du port de pêche de Youpwé.
Le texte étant long, il sera publié sur ce blog en trois parties.
Le Sujet Africain devant la Mort
(Texte paru dans La Parole Africaine n°1/1993)
Analyser la mort, même et surtout relativement à l’Africain, revient à s’emprisonner dans une triple absurdité.
Qui se prévaudrait de quelque autorité, de quelque compétence pour en parler, alors que nul n’a encore réalisé le paradoxe d’avoir vécu la mort ? A la limite, l’objet même d’un tel discours semblerait relever de la fiction puisque la lecture des « Doctrines et Maximes » d’Epicure engage à mettre en doute l’existence même d’une mort inintelligible pour les vivants comme pour les morts : « Tant que nous sommes encore, la mort n’est pas là ; et quand la mort est là, c’est nous qui ne sommes plus. La mort, n’a par conséquent, aucun rapport ni avec les vivants, ni avec les morts, étant donné qu’elle n’est rien pour les premiers et que les derniers, ne sont plus ».
La seconde absurdité réside dans le projet même d’une analyse de la mort. Analyser, n’est-ce pas décomposer, disséquer, c’est-à-dire réaliser une autopsie ? Ce n’est donc pas le moindre des paradoxes que de procéder à l’autopsie de la mort, de cette mort qui occasionne toutes les autopsies.
De surcroît – et c’est la troisième incongruité- cette entreprise de décomposition ne saurait s’accorder avec le holisme (du Grec, tout entier) africain qui pose l’indestructibilité de l’être, c’est-à-dire l’impossibilité de sa décomposition effective ou théorique. Cet holisme ayant conduit Kwamé Nkrumah dans le « Consciencisme », à poser l’impossibilité de dissocier un Au-delà auquel se destinerait l’âme et un Ici-bas auquel serait voué le corps : « Le ciel africain, écrit-il, n’est pas à l’extérieur du monde mais à l’intérieur ».
Il faudra pourtant se résigner à l’absurdité et envisager l’autopsie de trépas comme moment inaugural d’un regard sur la subjectivité africaine devant lui, devant le foisonnement des symboles qu’elle s’en donne, devant les chances d’élévation métaphysique qu’il lui garantit.
Or, une telle autopsie se révèle hasardeuse, sinon vouée à l’échec, si l’on tient à la définition coutumière de la mort comme séparation d’une âme et d’un corps. Et ce, parce que la littérature de l’âme véhicule une notion éminemment plurivoque en Afrique.
Le temps n’est plus où, selon « L’Histoire universelle de l’Eglise catholique » de René Rohrbacher, on se demandait si le Noir possédait une âme et où Montesquieu simulait humoristiquement des doutes sur la compatibilité entre la noirceur de la peau et la possession d’une âme. Mais si ce temps est bien révolu, il y aurait quelque imprudence à décider qu’aujourd’hui l’Africain dispose d’une âme. A vrai dire, il en possède plusieurs. Du moins si l’on en croît la tradition des études africaines qui transforme l’univers des représentations subsahariennes en une gigantesque pneumatologie, où chaque sujet se fragmenterait en une impressionnante pluralité d’âmes, en raison directe du degré de sensibilité de chacune de ses âmes. Chez les Dogon, la vulnérabilité à des actes mortifères croîtrait à mesure qu’ils visent successivement les huit graines claviculaires, puis les quatre âmes du corps (dont deux mâles et deux femelles), ensuite les quatre âmes de sexe (dont deux mâles et deux femelles) et enfin le principe vital. Chez les Fang, la gradation commencerait avec l’enveloppe temporelle, elle se poursuivrait successivement avec l’ombre, l’activité de l’âme-substance, la force propre, le nom, la conscience, et s’achèverait avec le principe vital. Chez les Ga de l’actuel Ghana, elle irait du nom à l’âme individuelle en passant par le principe vital.
L’Africain sera ainsi passé sans transition d’une absence d’âme à une pléthore d’âmes. Et la question de sa mort ne s’en sera pas trouvée simplifiée.
Car la mort d’un être muni de plusieurs âmes entraîne le problème de la destinée propre à chacune de ses âmes ; sont-elles toutes immortelles ? Si oui, que reste-t-il de la notion d’individu chez un sujet qui, avant et après la mort, est censé assumer la juxtaposition de destins aussi hétérogènes et qui de ce fait, illustre sa propre négation comme moi plural, comme « anti-principe d’individuation », pour reprendre une expression de Roger Bastide ?
Or, un examen, même superficiel, des traditions africaines, fait apparaître l’affirmation de l’individualité de la personne, puisque tout sujet sait se poser comme tel dans la structure d’ordre total qui régit l’environnement socio-cosmique.
Si bien que, pour la clarté de l’analyse, on se trouve reconduit à la postulation d’une âme unique, cette âme dont Alain soulignait qu’elle est ce qui refuse le corps.
Il se trouve précisément que cette dichotomie de l’âme et du corps, bien plus que le pluralisme pneumatologique, entre en contradiction avec le monisme africain. La démarche dichotomique s’énonce chez Descartes qui abandonnant la conjonction péripatéticienne des trois âmes, végétative, sensitive, rationnelle, a introduit la « distinction réelle » de la « res cogitans » et de la « res extensa », la première relevant d’une métaphysique spiritualiste, la seconde d’une science mécaniste. A vrai dire, penser la mort chez l’Africain comme dissociation finale de l’âme et du corps, c’est subrepticement, lire l’Afrique à travers une grille héllénico-abrahmique qui rattache le corps aux servitudes d’un destin sublunaire et l’âme à la vocation éternitaire de l’esprit et qui reçoit sa justification dans le dualisme cartésien : celui-ci, en effet, n’a-t-il pas été expressément envisagé dans le dessein de sauver la thèse de l’immortalité de l’âme, par récusation d’une corporéité vouée à périr ?
Or, rien, dans la pensée africaine, ne vérifie cette dichotomie des termes âmes et corps. Bien au contraire, un seul des termes en l’occurrence, le corps – apparaît dans l’expérience linguistique comme si celle-ci éliminait la possibilité de concevoir l’autre.
Le corps, en effet semble seul détenir l’exclusivité des dénominations décrivant le sujet africain au point que toute tentative de désigner l’âme renvoie précisément à des images corporelles : le « souffle », le « double », les « graines claviculaires », le « fantôme », le « cœur », et même, pour désigner la substance pensante cartésienne, le « cerveau ». Voilà les seules traductions littérales des appellations relatives, chez les Africains, à l’élément le plus égologique du moi.
Cet exhaussement du corps au statut de dimension à la fois primitive et ultime de la subjectivité se trouve, au demeurant, corroborée par l’attribution d’une fonction linguistique au corps. Dans les langues dites Bantu, le syntagme de « corps » n’entre pas seulement comme substantif dans la construction des phrases, mais comme opérateur causal et final définissant des conjonctions (« sur le corps que », traduction littérale de « parce que » et « pour que »). Plus radicalement encore, il fournit le mécanisme paralexématique et synthaxique qui définit le pronom réfléchi, équivalent grammatical du sujet ontologique de l’analyse réflexive : le MUNTU dira, littéralement, non pas « je me sers », mais « je sers mon corps », non pas « je me tourmente », mais « je tourmente mon corps ».
Mais si « mon corps » est « moi », il cesse donc d’être clair que la mort soit mésaventure d’un corps dont se séparerait une âme.
Dans ces conditions, qu’est la mort pour la subjectivité socio-culturelle africaine ? La réponse à cette question désormais pressante suppose deux exigences : la prudence vis-à-vis d’une interprétation matérialiste et l’obligation de dépasser toute démarche dichotomique de style cartésien.
D’un côté, en effet, si l’infléchissement de la pensée de la mort vers une vision spiritualiste méconnaît le privilège exclusif dévolu au corps dans la définition du moi africain, il faut se garder de rabattre cette pensée africaine vers un matérialisme qui condamnerait le sujet à périr avec le corps. A vrai dire, le corps privilégié par l’Africain, c’est celui que soupçonnait Maine de Biran sous le nom de « corps propre », c’est la vie comme corps, c’est le corps comme vie. C’est le corps en tant qu’il est vécu comme relation existentielle de soi à soi, ainsi qu’en témoigne la formulation linguistique du pronom réfléchi. Pour parler comme Paul Valéry, héritier inattendu du langage de Maine de Biran qu’il complète, il ne s’agit pas seulement du « corps vu » ou du « corps su », mais surtout du « corps vécu ». Pour parler comme Gabriel Marcel dont le christianisme reste au-dessus de tout soupçon, il ne s’agit pas seulement du corps comme « problème objectif (ce qui est jeté devant) mais du corps comme « mystère existentiel ». S’il apparaît sans ambiguïté que le corps comme spatial est périssable, le corps comme mystère, comme mystère vécu, laisse entrevoir un au-delà de la finitude. (À suivre).
Ebénézer Kotto-Essomè
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