Nouvelle 1 (suite)
A l’entrée de la Maison des esclaves, la petite fille lâche la main de Tsagni :
- Je ne peux pas aller plus loin, fait-elle de sa voix sourde.
- Pourquoi donc ?
- Je ne veux pas !
- Pourquoi tu ne veux pas ?
- Parce que je ne veux pas !
- Ok, c’est comme tu veux !
Tsagni a compris que lorsqu’un enfant ou un adulte d’ailleurs, ne veut pas répondre à une question, il répond par « parce que ! ». Elle se décide donc à continuer seule ce qu’elle appele « son pèlerinage ». Elle fait un pas, puis deux. Puis, s’arrête, saisit par un sentiment indicible. Elle ne sait plus ce qu’elle est venue chercher ici. Tout d’un coup, elle se sent submergée par le doute. Pourquoi ce pèlerinage ? Qu’est –ce- qu’il va lui apporter si ce n’est encore plus de mal être ? Peut-on vraiment retrouver une identité qui ne vous a jamais appartenue en allant fouiller dans les méandres du passé ? Et puis, quel passé ? Un passé qui ne vous appartient pas ? Pourquoi doit-elle porter le fardeau de personnes qu’elle n’a pas connues et qu’elle ne connaîtra jamais. Certes, il y a eu l’esclavage. Et puis quoi encore ? Son père n’a jamais vendu personne ! Il n’a jamais été un esclavagiste ! Son grand-père non plus ! Alors pourquoi ce pèlerinage ? Pourquoi cette souffrance inexpliquée qu’elle s’afflige à elle-même ?
Elle n’a pas fini de douter qu’une voix se fait entendre venant de sa droite. Elle tourne la tête et aperçoit un homme d’un certain âge qui lui propose de la guider à travers la Maison des esclaves. Elle décline l’invitation, convaincue qu’elle peut bien toute seule trouver son chemin. L’homme fait semblant de s’éloigner mais s’accroche à ses basques. Tsagni décide de l’ignorer.
Elle se dirige droit vers l’ouverture qui lui fait face.
- « Là, c’est la Porte du non-retour », c’est la voix de l’homme qui la suit.
Elle continue d’avancer sans faire attention à l’homme derrière elle. Puis, elle enjambe la barre extérieure de la Porte et s’installe sur un rocher donnant sur l’immense océan atlantique.
- « Na o tsétsa mundéko ndzari !!! » (Toi qui descends le fleuve !)Le bruit des vagues se fracassant sur les rochers noient sa voix.
- « Nô yé sii ingwélé, nô yé sii ingwélé !!! » (toi qui mouds le kaolin, toi qui mouds le kaolin !) Sa voix est balayée par le vent marin. Elle attend un moment et lance à nouveau :
- « Na o tsétsa mundéko ndzari !!!!! »
- « Nô yé sii ingwélé, nô yé sii ingwélé !!!! » Aucune réponse !
Elle se recroqueville sur elle-même en ramenant ses genoux sous son menton. Elle pose la tête sur ses genoux pliés. Se refuse de regarder la mer et reste dans cette position du fœtus de longues minutes. Lorsqu’elle relève la tête c’est pour la tourner au-delà de la porte du non- retour. Elle est assise à la porte du non-retour et elle se souvient n’avoir pas vu d’arbre de l’oubli. Elle se dit que l’Histoire lui joue des tours car, dans toutes les Maisons des esclaves qu’elle avait visitées il y avait un arbre de l’oubli. Est-ce parce qu’elle ne peut oublier que ses chants sont restés sans réponse ? Est-ce parce que la mer n’est pas un fleuve ? Est-ce que parce le kaolin ne se trouve pas dans la mer ? Ni le sel gemme non plus ? Et puis pourquoi oublierait-elle puisqu’elle est venue ici d’elle-même ? Puisqu’elle est passée dans toutes ces Maisons des esclaves d’elle-même ! Sans être enchaînée ! Sans avoir goûté au sel de l’oubli !
Elle se souvient de ce que sa grand-mère lui disait sur le miroir. Que le miroir induit la rencontre du Moi avec le Je avant d’aller à la rencontre du Tu et du Toi. Elle se souvient aussi que le miroir était en bonne place parmi le lot de camelotes proposées par les marchands du bois d’ébènes aux roitelets africains.
Elle relève la tête et regarde la mer. Lui renverra-t-elle son reflet ? Une mouette vient frôler sa tête. Elle n’a pas peur. Serait-ce sa grand-mère qui revient pour lui dire que la mer n’est pas le fleuve ? Qu’elle n’est pas un miroir ! Qu’on ne s’y reflète pas ! Elle suit la mouette des yeux. Celle-ci fait un virage vers l’ouest et revient se poser doucement sur son épaule gauche. Elle prend l’oiseau entre ses mains et lui caresse les ailes. La mouette se recroqueville, allonge le cou et pointe son bec dans le creux de son oreille. Tsagni ne bouge pas. Elle comprend que sa grand-mère ne mentait pas quand elle lui disait qu’après la mort, les humains se transformaient en éléments du règne animal ou du règne végétal. Maintenant, elle se concentre pour comprendre le « tswi tswi » de la mouette. Elle ferme les yeux et murmure en chantonnant, comme pour faire écho aux paroles de la mouette :
- « Nô yé sii ignwélé, nô yé sii ingwélé, kigilikigi Tsagni a lé kanda ! A ngondo nzambo mé dzuigi itonga a li sagha sagha m’ ikinguè » (Toi qui mouds le kaolin, toi qui mouds le kaolin, kigilikigi Tsagni des feuillages ! Les 7 vierges partit à la pèche se retrouvent au-dessus des palmiers raphias ! »
Tsagni saisit la mouette, ouvre les mains et la laisse prendre son envol. Elle se lève, se frotte les mains pour faire tomber les quelques plumes qui s’y sont collées, regarde la mouette s’éloigner et enjambe la Porte dans le sens inverse.
L’homme est encore là et secoue la tête en voyant traverser le couloir qui mène à la sortie de la Maison des esclaves. « Quelle femme bizarre ! » se dit-il en lui-même.
Le soleil est de l’autre côté, vers la Pointe des Almadies. La chaloupe ne va plus tarder à repartir vers Dakar. Tsagni presse le pas, arrive à l’embarcadère au moment où la dernière passagère monte sur le pont. Elle choisit, cette fois-ci, de s’installer dans l’espace Seconde Classe parmi les gens normaux. Au diable, la Première Classe !
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