Qui vient de loin (Ewur'osiga). Le Blog d'Alfoncine N. Bouya

Qui vient de loin (Ewur'osiga). Le Blog d'Alfoncine N. Bouya

MAMBO CHRISTINE

Je n’ai connu d’elle que son prénom : Christine ! Mambo à Bel Air, un des quartiers « sensibles » de Port-au-Prince. Elle ne parlait pas beaucoup Christine. De toutes les façons, je ne comprenais pas son kréyol à elle, parce qu’elle mâchait les mots. Elle avait certainement l’accent de ce département d’Ayiti qu’est l’Artibonite.  Mais elle, pensait sans doute que je comprenais ce qu’elle disait. Peu importe puisque nous parvenions à communiquer tant bien que mal ; parfois avec l’aide de celui qui m’avait introduite chez elle : Sushi.

Un soir de la Saint Jean de l’année 2012, le besoin de connaissance m’avait poussée à braver tous les interdits de circulation dans les zones dites « rouges et jaunes ». Je voulais voir et savoir comment se déroulait la Saint Jean chez les Vodouisants. Je me rendais donc à Bel Air chez Christine, avec Sushi. Devant son temple, les tambours venaient à peine de commencer et fondaient déjà le silence de la nuit.

On nous offrit, Sushi et moi, deux chaises : nous étions les invités d’honneur. Car, dans la cour (lakou) de Mambo Christine, voir des gens comme lui et moi, venir assister à une cérémonie Vodou, surtout la nuit, était chose rare.

Dans l’arrière-cour, les bûches étaient placées en forme d’étoile à cinq branches. Je retrouvais là un symbole déjà connu de moi.

Les tambours s’envolaient. Les mambos (prêtresses du vodou) viraient, tournoyaient, faisaient onduler leur corps comme s’il n’était fait que chair, sans os. De temps en temps, une d’elles, s’approchait de nous, comme poussée par une force mystérieuse et repartait aussitôt vers les batteurs de tambours.

Christine, elle, était impavide. Assise sur sa petite chaise traditionnelle, surveillant le tout de ses yeux de connaisseuse. Reine de cette soirée qu’elle organisait. Reine du Vodou de quartier comme elle l’était tous les jours de sa vie.

Sushi m’avait dit auparavant que Christine était pour lui comme une mère ! Je l’ai pris comme tel. Moi pour qui la parole est sacrée et créatrice. J’avais donc là une bonne occasion de connaître de très près c.-à-d. de la part de la mère d’un ami donc d’un membre de la famille, ce qu’est le Vodou de quartier. Non pas celui des grands Hounfô (temples vodou) et autres péristyles (espaces sacrés dans un temple vodou), mais celui d’un quartier populaire ; là où se rendent les gens les plus modestes, les gens simples, les pauvres, les vulnérables, pour se chercher, pour trouver des solutions à leurs problèmes quotidiens d’existence. Le vodou de tous les jours qui aide Monsieur et Madame Lambda.

Dans le Lakou de Christine, il y avait environ une vingtaine de personnes qui évoluaient autour d’elle ; certains vivaient par elle et grâce à elle. L’entrée du Lakou dégageait en permanence une odeur fétide d’ammoniaque produite par les urines des petits et des grands. Y avait-il des latrines dans le Lakou de Christine ? Je ne l’ai jamais su.

Aux environs de 23h, Christine se leva et se dirigea vers l’arrière cours. Là, elle entama un chant que tous reprirent en chœur. Les participants la suivirent.  Prenant une buchette qu’elle avait pris soin d’allumer auparavant, elle mit le feu au tas de bois en forme d’étoile à cinq branches. Le bois crépita ; les flammes s’élevèrent. L’arrière-cour fut éclairée. Les chants redoublèrent.  Les membres du Lakou de Christine ainsi que les mambos et houngan (prêtres vodou) venus participer au feu de la Saint Jean, se mirent à chanter et à danser en tournant autour du bûcher. Je me levai, moi aussi, pour danser avec eux. D’abord maladroitement, puis jetant des coups d’œil sur les autres danseurs, j’adaptai mes pas aux leurs pour m’ajuster à la cadence. Christine bénit le feu en récitant des prières. Les participants tendaient leurs mains sur les flammes avant de les passer sur leur visage, leurs bras, leurs corps en guise de purification. Que le feu qui brûle toutes les impuretés puisse les purifier !

Vers minuit, alors que le bois continuait à se consumer, Christine se leva et sortit de son Lakou, suivie par ses hounsi  (initiées aspirantes /servantes du Vodou) et de quelques assistants et participants à la fête. Le cortège s’ébranla dans la rue, Christine en tête, encadré par des jeunes de sa cour et du quartier chargés d’assurer la sécurité du groupe. Je demandai à mon ami s’il voulait, lui aussi, suivre ce cortège. Il fit non de la tête. Après quelques secondes d’hésitation, je m’élançai à la suite du groupe, ne voulant rien perdre de ce qu’il allait se passer.  Nous fîmes le tour de plusieurs blocs de maisons dans les rues non éclairées de Bel Air, Christine toujours en tête. Les chants ne semblaient pas déranger les voisins qui, certainement, étaient habitués à ce type de cérémonie que Christine organisait.

J’étais plus qu’étonnée de voir que Christine, qui avait préparé cette fête toute la journée assise sur son petit banc, ne manifestait aucun signe de fatigue.  Quant à moi, dès le premier bloc de maisons dépassé, je sentais les douleurs rongées mes jambes, mes cuisses, mes pieds, le bas de mon dos tellement les rues que nous sillonnions étaient crevassées, remplies de flaques d’eau et qu’il fallait faire une certaine gymnastique pour ne se fouler les chevilles ou se retrouver les deux pieds dans la boue. Stoïque, je trottinais en fin de cortège, encadrée par deux jeunes gens. Je tenais absolument à aller jusqu’au bout de cette tournée nocturne, donc pas question de faire demi-tour. De toutes les façons, ne connaissant pas  le quartier, je ne pouvais pas prendre le risque de revenir sur mes pas et de me perdre. Je regrettais, toutefois, que Sushi ne soit pas venu pour traduire pour moi les paroles des chants.

Il devait être trois heures du matin passé quand nous retournâmes dans le Lakou de Christine.  Mes jambes ne tenant plus, je fis signe à Sushi de nous en aller. Il le signifia à Christine qui répondit par un non catégorique, arguant qu’à cette heure-là, elle ne nous recommandait pas de sortir de Bel Air pour rentrer. C’était trop risquer ! Il fallait attendre l’aube.

Nous quittâmes les lieux aux environs de 5h30 du matin.

Quelques mois passèrent. Et, un jour, Sushi reçut un appel téléphonique : Christine était hospitalisée à l’hôpital général de Port-au-Prince.  Il s’y rendit aussitôt et trouva Christine dans un piteux état. Le diagnostic parlait d’une hausse de tension. Sushi reçut les ordonnances et acheta les médicaments. Il fit tout ce qui était possible pour qu’elle puisse être soignée correctement, convenablement. Deux jours plus tard, Christine sortait de l’hôpital. J’allais alors lui rendre visite accompagnée toujours de Sushi.

Ce jour –là, quand je vis Christine, les pieds enflés, la langue lourde, l’élocution hésitante, j’expliquais à Sushi, qu’elle avait certainement dû faire un accident cardiovasculaire (AVC). Nous donnâmes des conseils à ses hounsi sur ce qu’elle devait et ne devait pas manger. Elle se tenait avec peine sur son lit, ne pouvait plus s’asseoir sur son tabouret de mambo. Le lendemain, accompagnée de Sushi, je lui apportais un coussin gonflable à mettre sous son matelas pour maintenir ses pieds surélevés et faciliter ainsi la circulation. Nous étions en pleine période où la chaleur de Port-au-Prince est à peine supportable. La musique du kompa provenant des bars du voisinage en ajoutait encore à la chaleur étouffante de la petite chambre où était allongée Christine. Tenant compte de tout ce brouhaha, de son état et de la sueur dans laquelle elle baignait dans sa petite chambre, nous lui offrîmes de la transporter à Laboule chez Sushi, où il fait plus frais. Nous la rassurâmes qu’elle pouvait y rester avec deux ou trois hounsi de son choix ; que son alimentation sera surveillée ainsi que sa prise de médicament, et que le nécessaire sera mis à sa disposition pour faciliter son rétablissement.

Mais, comme toutes les personnes de son âge et comme je l’avais déjà expérimenté avec ma grand-mère puis avec ma mère, Christine nous refusa notre proposition, avançant mille et une raison pour ne pas quitter chez elle. Elle tenait à rester chez elle, là où elle vivait et où elle avait toujours vécu.  Au fait d’elle, elle était convaincue qu’elle allait se remettre. Qu’il lui suffisait d’exécuter ce que lui demandaient ses « loas » (esprits du vodou).

Deux ou trois jours passèrent après notre visite et, un autre coup de fil nous informait que Christine avait été transportée à l’hôpital de l’OFATMA. Nous nous précipitâmes à son chevet. Elle était sur un lit dans une chambre pour deux, un masque d’oxygène sur le visage. Autour d’elle, quelques visages connus de nous mais aussi d’autres pas connus. Je me penchai sur elle, lui déposa un baiser sur le front. Elle me regarda fixement, sans rien dire puis retirant le masque d’oxygène, détourna la tête vers Sushi à qui elle exprima son désir d’aller dans l’Artibonite, dans son village. Chose qui n’était pas facile vu son état.

Comme dans tous les pays pauvres et sous-développés, ceux qui l’accompagnaient et veillaient sur elle à l’hôpital, présentaient à Sushi toutes sortes d’ordonnances vraies ou fausses. Il fallait une échographie (pourtant déjà faite, il y avait à peine deux semaines) ; il fallait passer un scanner, une radio de ceci, une autre de cela. Des vieilles ordonnances déjà utilisées fusaient de partout. Sushi  prenait celles qui étaient vraisemblables et rejetaient les autres.

Et moi, le cœur serré, je regardais Christine que j’avais finie par aimer comme une mère s’engager lentement dans le voyage sans retour de la mort. Je revoyais dans son état, ce que j’avais connu avec ma mère. Encore que le cas de ma mère était plus grave. J’étais convaincue que Christine pouvait être sauvée, qu’il suffisait d’un bel encadrement, d’une bonne alimentation, d’un peu de calme autour d’elle plutôt que ces va-et-vient de personnes qui, certes veillaient sur elle, mais qui n’étaient pas de grande utilité, la plupart d’entre eux ne sachant même pas lire les prescriptions remises par les médecins.

Des nuits entières je pensais à Christine. A cette vie qui s’en allait, à notre impuissance de sous-développés devant la mort, à mes visites chez elle, à sa voix qui m’expliquait des choses que je ne comprenais pas et que Sushi ne parvenait pas toujours à traduire pour moi. Je savais que sous d’autres cieux, Christine s’en tirerait. Mais, nous étions ici et pas sous d’autres cieux !

Puis, un jour, le téléphone sonna encore : Christine avait pris le chemin sans retour de la Ginen ! 

Je n’assistais pas à la messe de requiem de Christine. Etait-ce sa volonté que d’être transportée à l’église, d’avoir une cérémonie religieuse d’une religion à laquelle elle n’appartenait pas ? Je ne saurais le dire. Par respect pour son statut de Mambo, je ne me rendais donc pas à cette cérémonie religieuse décidée, peut-être contre sa volonté, juste pour faire bien ! Pour faire « civilisé ».

Après la messe, Sushi et moi primes la route pour Passereine, le village de Christine dans l’Artibonite, là où elle devait être inhumée. A notre arrivée à Passereine, le cercueil était déjà là. Peu de monde, sauf quelques habitants du village et des alentours.  Je m’inclinais devant le cercueil de Christine recouvert d’un tissu bleu ciel et blanc. Impossible de réprimer les larmes qui coulaient de mes yeux. J’avais du mal à croire que dans ce cercueil reposait Christine.

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Le cercueil de Mambo Christine dans le caveau

Quelques temps après notre arrivée, son fils (venu entre temps des Etats-Unis) descendit d’une voiture sous une nuée de poussière. Il avait obtenu le permis d’inhumer. Le temps passait. Je ne voyais aucun tambour, aucun objet de culte, aucun instrument pour offrir à Christine un enterrement digne d’une Mambo. Je demandai à Sushi ce qu’il se passait, pourquoi il n’y avait pas de chants ni de danses pour accompagner la Mambo en Ginen. Il m’expliqua que le bus venu de Port-au-Prince qui transportait ses hounsi et toutes les personnes qui devaient assister à son inhumation était tombé en panne à la sortie de Gonaïves. L’assistance dans la cour s’impatientait, ne comprenait pas ce qu’il se passait. Le fils, visiblement perturbé, très agité, allait d’un bout à l’autre de la cour, entrait dans une case et en ressortait. Au bout d’une demi-heure, il appela Sushi et lui dit qu’il fallait procéder à l’inhumation. Sushi m’en informa et se leva. Je tressaillis de surprise et de colère contenue. Elle n’était pas n’importe qui Christine ! Elle était une Mambo ! Chez moi, on n’enterre pas comme ça une initiée ! Il y a des chants, des danses ! Sushi me fit comprendre que les choses se passeront comme décidé.

Le fils lui fit signe de le rejoindre devant le caveau ! Des jeunes du village soulevèrent le cercueil de Christine et le placèrent dans le caveau. Un des jeunes qui était entré le premier dans le caveau pour tirer le cercueil eut du mal à sortir. Il fallut déplacer légèrement le cercueil pour le libérer afin qu’il redescende du caveau. Sushi prit une bougie, l’alluma, puis alluma des tiges d’encens. Il fit une prière à peine audible. L’émotion était grande, la tristesse aussi. Des femmes se mirent à pleurer en poussant des cris, des lamentations. Les larmes continuaient à couler de mes yeux sans que je puisse les arrêter. Le fils prit une truelle et plaça la première motte de ciment sur les briques qui devaient emmurer à jamais ce qu’on appellera désormais les  « restes » de Christine. Il tendit la truelle à Sushi qui fit le même geste avant de la remettre aux maçons. On ferma le caveau.

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Sushi en prière devant le caveau de Mambo Christine

C’est alors qu’arriva celui qui était le compagnon de Christine. J’entendis deux femmes murmurer derrière moi : « le voilà » ! Je me retournai et je notai qu’elle parlait de lui. A l’expression de leur visage, je saisis leur déception, leur dégoût, leur mécontentement.

Le compagnon s’avança vers nous, en costume et cravate, mains dans les poches, aucun signe de tristesse sur le visage. Il saluait tout le monde à la ronde comme un ministre en visite dans un fief de campagne. Il s’arrête devant nous, nous serra la main et se mit à parler à Sushi de son voyage aux Etats-Unis. Je détournai les yeux pour ne pas le regarder.

J’étais écœurée de voir cet homme qui avait partagé la vie de Mambo Christine se comporter avec autant de désinvolture le jour de son inhumation. J’en fis la remarque à Sushi qui me souffla de ne pas en parler, de ne pas m’en mêler. La rage sourdait en moi à cause de ce manque de décence.  Puis, Sushi m’expliqua qu’il y avait de l’orage entre le fils et le compagnon. Cette explication ne me convint point. Devant la mort qui signe la fin de notre voyage à tous sur terre, il revient aux vivants d’oublier leurs petites querelles et de s’incliner devant ceux qui partent. Avec humilité. Avec respect. Devant notre petite condition d’humains de passage en cette terre !

L’inhumation terminée, nous quittâmes les lieux vers cinq heures de l’après-midi. Sur le chemin du retour, nous rencontrâmes les hounsi de Christine au bord de la route, à la sortie de Gonaïves. Désolation !

Ainsi fut inhumée Mambo Christine en toute simplicité, sans aucune cérémonie, sans chants ni danses !

Chaque fois que je passe sur la route de Passereine, je jette un coup d’œil vers l’endroit où Christine fut inhumée, avec au fond de mon cœur, cette phrase toute simple: « Mambo Christine, je ne t’oublierai pas » !

Nyélénga



06/09/2014
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