RENCONTRE AVEC UNE AINEE
Elle s’appelle Aïssata Kane. Fille de Elimane Mame Ndiack Kane de Dar Elbarka dans la Moughataa de Boghe dans la wilaya du Brakna. De son père Mame Ndiack Kane on disait qu’il était un « illuminé » - entendre un fou- qui « non seulement envoie ses griots, ses serviteurs mais aussi ses filles à l’école. »
Dans la bonne tradition africaine, je me devais de l’appeler « Mère. » Mais sa simplicité et son ouverture d’esprit ont fait que je me suis mise à la nommer « Grande sœur » depuis ce jour de 1993 quand nous avons parcouru, toutes les deux dans un taxi, le trajet qui va de Casablanca à Marrakech au Maroc pour participer à une rencontre internationale. En la retrouvant à Nouakchott en ce mois béni du Ramadan, grâce à cette manie que j’ai de poser des questions (Maman, tu poses trop de questions, me reprochent souvent mes enfants !) et grâce à l’aide de son neveu, Yahya Sall, les souvenirs de notre voyage à Marrakech ont refait surface comme si c’était hier.
Aïssata Kane et son neveu Yahya Sall
Malgré le temps passé. Je nous revis assises dans le taxi, l’une à côté de l’autre. Elle, me parlant de son pays, la Mauritanie et de l’Afrique. Moi l’écoutant religieusement, ne l’interrompant que de temps à autre pour poser une question, demander une précision. Un voyage inoubliable au cours duquel nous avions longuement échangé et ri comme deux amies, deux complices malgré l’écart d’âge. J’avais trouvé en elle, un modèle, ce que les Anglosaxons appellent « The role model ! » Un peu de la Grande Royale du roman « L’aventure ambigüe » de Cheick Hamidou Kane.
Puis, le temps et l’espace nous ont éloignées. L’eau a coulé sous les ponts. Les temps ont changé mais la Grande Sœur a gardé le timbre de sa voix, l’éclair de son regard.
Aînée et cadette: Aïssata Kane et moi.
Dans sa villa du quartier Ilôt C à Nouakchott, elle nous a reçus (son neveu Yahya et moi) les bras tendus, le sourire aux lèvres, la joie dans le cœur. Et j’en ai profité pour la faire parler de nouveau, encore et encore. De ce que fut sa vie, son combat, je devrais plutôt dire Ses Combats. Les combats des femmes mauritaniennes et africaines.
Vue partielle du mur du premier salon de sa villa où nous étions reçus.
« C’est en 1951 que j’ai passé le concours d’entrée en 6ème » se souvient-elle le regard étincelant. « Nous n’étions alors que trois filles dans toute la Mauritanie! J’ai fait ma scolarité primaire et secondaire à Saint-Louis du Sénégal, capitale de la Mauritanie à cette époque là. Ensuite je suis allée suivre des études de sociologie à l’Université Libre de Belgique ; mon mari Moctar Touré était alors fonctionnaire français au marché commun.»
Elle rentre par la suite dans sa Mauritanie natale après la proclamation de l’indépendance en 1960 et enseigne les premières filles du secondaire au Cours Complémentaire des jeunes filles de Nouakchott qui deviendra, par la suite, le « Collège de jeunes filles » puis le « Lycée de jeunes filles. »
En 1961, elle fonde l’Union des Femmes de Nouakchott qui deviendra plus tard l’Union nationale des femmes de Mauritanie avant de se transformer en Mouvement national des femmes de Mauritanie, la branche féminine du Parti du Peuple Mauritanien du Président Moctar Ould Daddah dont elle assurera la présidence.
Battante, combattante et activiste de la cause des femmes, elle sera de tous les combats pour la liberté, l’égalité des genres, le respect des droits des femmes, la promotion sociale des femmes mauritaniennes, et surtout une inlassable avocate de la scolarisation des filles au point qu’on l’a souvent considérée comme la « Mère des femmes mauritaniennes .»
En 1971, elle est la Présidente du Conseil Supérieur des Femmes et siège au Bureau politique national avec rang de ministre. Dans la même période elle dirige le magazine « Mariémou », qui parle essentiellement des femmes mauritaniennes.
De 1975 à 1977, Première femme à entrer au Gouvernement en Mauritanie, elle est Ministre de la protection de la famille et des affaires sociales. Elle appuie de tout son poids pour qu’en 1976 la Mauritanie se dote d’un « embryon de code de la famille » qui viendra compléter et renforcer la Loi de 1969 sur le délit d’abandon de la famille (par les hommes).
A ma question de savoir quel est le secret de sa longévité militantiste, elle répond : « c’est parce que j’ai voulu rendre à ma communauté ce que j’ai reçu d’elle, c’est-à-dire d’avoir accepté que je sois scolarisée. ». Cette reconnaissance envers sa communauté d’origine, elle l’a concrétisée par la construction d’une maison à Dar Elbarka (son village natal) qu’elle a nommée « Galé Toro » ou Palais du Toro en référence au Fouta Toro de ses ancêtres.
Quand je lui demande quels sont les meilleurs souvenirs de combattante, son visage s’illumine : « Les conférences nationales que j’ai pu organiser pour les femmes qui sont parvenues à lever l’hostilité des hommes envers les mouvements des femmes et la scolarisation des filles. Quand je passe dans ma voiture devant le lycée de jeunes filles, je m’arrête toujours pour admirer toutes ces filles qui sont aujourd’hui scolarisées. »
La Grande Aïssata Kane reconnaît qu’aujourd’hui, la parité en termes d’accès à l’éducation (inscriptions scolaires) est atteinte en Mauritanie avec plus de la moitié des filles inscrites dans les petites classes.
« Cependant, poursuit-elle, le défi reste le maintien des filles à l’école et leur présence dans les grandes classes. » C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, Aïssata Kane, malgré son grand âge, continue son combat en sa qualité de Présidente de l’Association Internationale des Femmes Francophones dont les membres de la branche mauritanienne organisent des cours d’élévation du niveau entre autres leçons de rattrapage pour les filles qui sont dans les classes d’examens (fin du cycle primaire et fin du cycle secondaire).
Des projets, Aïssata Kane en a plein la tête. Elle veut, entre autres, transformer une des grandes pièces de sa villa de Nouakchott en musée et, former des bibliothécaires pour tenir les deux bibliothèques multilingues qu’elle compte ouvrir dans son village de Dar Elbarka dans la commune de Boghé, wilaya du Brakna.
Une des pièces du futur musée d'Aïssata Kane
En quittant cette Grande Sœur, l’Aînée Aïssata Kane, la Doyenne des doyennes qui se souvient de toutes les femmes qu’elles a côtoyées durant sa longue carrière de militante et de défenderesse de la cause et des Droits des femmes, la forte émotion que j’avais étouffée durant notre entretien a failli être trahie par les larmes qui embuèrent mes yeux. Heureusement que la Grande Sœur, l’Aînée pétrie de sagesse s’en aperçut à temps et vint à mon secours en récitant une Doua (bénédiction) pour remercier « Le Créateur des Mondes » (sic) de nous avoir permis de nous retrouver et pour implorer Sa grande Miséricorde, pour qu’une autre occasion nous soit donnée de nous revoir.
Je reviendrai, Inch Allah, même perchée sur cette scelle de chameau qui m'attend dans le futur musée!
Nyélénga.
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