Une soirée « thérapeutique » avec Dany Laferrière, Raoul Peck et Rodney Saint-Eloi
Organisée à la Maison du Livre de Saint-Gilles (Bruxelles) par l’ONG Coopération-Education-Culture, la rencontre qui a réuni deux académiciens (Dany Laferrière de l’Académie française et Rodney Saint-Eloi de l’Académie des Lettres du Québec) et un écrivain-cinéaste (Raoul Peck, ancien ministre de la culture et réalisateur du film Lumumba), hier 19 février a été une vraie « thérapie » pour moi en cette période de turbulences politiques dans mes deux pays.
Une vraie thérapie pour moi, femme aux « multiples identités » (pour reprendre l’expression des deux académiciens) vivant, à l’instar de ces trois artistes, loin de mon pays natal mais, transportant partout en moi et avec moi, ce pays , le Congo et cet autre pays, Haïti qui se partagent le même espace, celui de mon cœur chamboulé par les ouragans et les torrents de la politique.
Comment ne pas penser à la situation actuelle du Congo quand, en ouvrant le livre de Raoul Peck « Monsieur le Ministre…Jusqu’au bout de la patience » qui vient d’être réédité et actualisé au regard de l’actualité haïtienne de ces derniers mois, je tombe sur ces mots : « Il y a de ces jours où l’avenir politique d’un pays vous paraît obstrué, sombre et sans garantie de bonne fin. Ces jours-là, on préfèrerait indéniablement avoir tort…Ce qui à l’époque m’avait paru être des « tendances » hasardeuses, sont devenues un mode de fonctionnement. Ce qui n’était qu’impulsions douteuses vers un pouvoir autoritaire, se sont transformées en aveuglement suicidaire. À des journées d’espoir ou des victoires ont succédé des longues périodes de doutes. Des sorties de crise inespérées ont accouché paradoxalement d’issues plus complexes. On a posé des pansements ou ingurgité des placebos alors qu’il fallait à l’évidence amputer. »
On croirait entendre parler un Congolais des deux bords du grand fleuve. Rien d’étonnant, car Raoul Peck a grandi sur la rive gauche du fleuve Congo et, comme tous ceux qui vivent l’exil (volontaire ou involontaire) il continue de porter en lui une part du Congo de son enfance. Multiplicité des identités.
Avec Raoul Peck
Et, comment ne pas me retrouver dans le dernier livre de Rodney Saint-Eloi : « Je suis la fille du baobab brulé » publié par sa maison d’édition Mémoire d’Encrier ? Rodney qui, rencontré au Marché de la Poésie à Paris-Saint-Sulpice en 2015, avait déjà remis en place ma confiance fissurée en l’être humain en me laissant partir les bras chargés d’un lot de livres avec ces simples mots : « Prends-les ! Tu m’enverras le chèque à Mémoire d’Encrier quand tu le voudras. » En déclarant hier devant un public d’environ 140 personnes venus les écouter, qu’il est : « à la fois Africain, Indien et Haïtien », qu’il ne « subit pas l’exil parce qu’ « avec l’exil je suis un homme enrichi et je suis devenu plus Haïtien qu’avant », Rodney qui fut élevé par des femmes, a confirmé l’intégrité de son « être là », l’entièreté de son humanitude qu’il livre à travers son livre en « affirmant sa part de féminité », (n’en déplaise à ceux qui voient en lui un homosexuel qu’il n’est pas) afin de « tendre la main à l’autre, rassembler les continents » pour « en faire un Archipel. » Tout en écoutant Rodney, je feuillette discrètement son livre :
« Je suis la fille du baobab
Qu’une étoile insoumise
A enfantée sur une terre d’épices
Je n’ai pas d’identité certifiée
Je ne suis pas l’étrangère
Je ne suis pas l’ennemie
Les pays me divisent en sept nations
Je ne sais rien de mon visage
Les miroirs ne se retournent pas sur mon passage…
Je suis la fille du baobab brûlé
Je ne suis pas vieille
Je ne suis pas jeune
J’ai l’âge des tombeaux anciens
Je n’ai pas de date de péremption
Ni ordre ni insigne ni honneur
Je n’ai pas d’usufruit à partager
Je suis la fiancée de la brousse
Je suis la fiancée de la mer
Je suis la fiancée de la nuit
Allez-vous-en avec vos vœux
Allez-vous-en avec vos bontés. »
Identités multiples, cher Rodney, comme toi je suis d’ici et d’ailleurs !
Puis, ce fut au tour de Dany de parler de « Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo », un livre qu’il a écrit à la demande de Rodney, son ami, son complice de toujours (ils étaient ensemble à Port-au-Prince lors du tremblement de terre de 2010 et, chacun d’eux a écrit sur son expérience de ce terrible séisme.) Avec son humour calme qui ne laisse personne indifférent et qui fait plier de rire même les éléphants, Dany nous apprend que « l’exil n’est pas seulement de partir, c’est aussi de rester sur place… Le dictateur est en exil de la vie. Quand il n’y a plus de tête à tête (avec les autres), c’est ça être en exil de la vie. »
Tout en écoutant les questions des auditeurs aux trois « enfants du baobab », j’ouvre à tout hasard le livre de Dany que je tiens dans mes mains et… : « Carnet Noir : Quand on quitte son pays, on ignore qu’on ne reviendra plus. Il n’y a pas de retour possible, car tout change tout le temps. Les lieux, les gens, les usages. Même notre façon d’appréhender la vie. Si on ne change pas, les autres, eux, changent, et de cette manière nous changent. Perpétuel mouvement. Mais on ne sait pas ce que le temps fera de nous. On peut visualiser l’espace facilement. Le temps, c’est le monstre invisible qui dévore tout sur son passage. Ce genre de choses arrive à notre insu. On débarque dans un pays. On y passe des années. On oublie tout ce qu’on a fait pour survivre. Des codes appris à la dure. Chaque mauvais moment annulé par la tendresse d’un inconnu. Un matin, on est du pays. On se retrouve dans la foule. Et là, brusquement, on croise un nouveau venu et tout remonte à la surface. »
On devient l’autre tout en restant soi ! Merci de me l’avoir fait comprendre, Dany !
Avec Dany Laferrière
La rencontre terminée. Mes livres sont dédicacés par les auteurs. Dany : « Pour Alphonsine, avec toute mon affection. » Raoul : « Pour Alphonsine, en toute amitié ». Rodney : « Pour Alphonsine, pour l’Amie et surtout pour demain, avec la conviction que vous êtes un Baobab. Affection et Amitié.»
Je file avaler un verre de ti punch. Je rentre chez moi, réconciliée avec mes multiples identités qui bercent mon cœur apaisé. Pour demain, oui surtout pour demain.
Nyélénga.
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