Extrait de: La Fête de l'Insignifiance de Milan Kundera
Les vrais penseurs ont ceci de particulier c’est que, mine de rien, ils soulèvent des questions qui touchent à l’humanité entière, s’appliquent à toutes les situations et tombent toujours à point nommé ! Mine de rien ! Et voilà ce que je viens de dégoter chez Milan Kundera, un de mes auteurs préférés, dans son livre « La fête de l’insignifiance », paru aux éditions Gallimard, Collection Folio. ANB
« Seul dans son studio, Alain constata qu’il ressentait toujours de la douleur dans son épaule et se dit que la jeune femme qui, l’avant-veille, dans la rue, l’avait bousculé avec une telle efficacité avait dû le faire exprès. Il ne pouvait pas oublier sa voix stridente qui l’avait appelé « idiot » et il entendait de nouveau son propre « excusez-moi » suppliant, suivi de la réponse : « connard !» Encore une fois, il s’était excusé pour rien ! Pourquoi toujours ce stupide réflexe de demander pardon ? Le souvenir ne voulait pas le quitter et il sentit le besoin de parler avec quelqu’un. Il téléphona à Madeleine. Elle n’était pas à Paris, son portable était éteint. Il composa alors le numéro de Charles et, dès qu’il entendit sa voix, il s’excusa : « Ne te fâche pas. Je suis de très mauvaise humeur. J’ai besoin de bavarder.
- Ça tombe bien. Moi aussi je suis de mauvaise humeur. Mais toi, pourquoi ?
- Parce que je suis fâché contre moi. Pourquoi est-ce-que je profite de chaque occasion pour me sentir coupable ?
- Ce n’est pas grave.
- Se sentir ou ne pas se sentir coupable. Je pense que tout est là. La vie est une lutte de tous contre tous. C’est connu. Mais comment cette lutte se déroule-t-elle dans une société plus ou moins civilisée ? Les gens ne peuvent pas se ruer les uns sur les autres dès qu’ils s’aperçoivent. Au lieu de cela, ils essaient de jeter sur autrui l’opprobre de la culpabilité. Gagnera qui réussira à rendre l’autre coupable. Perdra qui avouera sa faute. Tu vas dans la rue, plongé dans tes pensées. Venant vers toi, une fille, comme si elle était seule au monde, sans regarder ni à gauche ni à droite, marche droit devant elle. Vous vous bousculez. Et voilà le moment de vérité. Qui va engueuler l’autre, et qui va s’excuser ? C’est une situation modèle : en réalité, chacun des deux est à la fois le bousculé et le bousculant. Et pourtant, il y en a qui se considèrent, immédiatement, spontanément, comme bousculants, donc comme coupables. Et il yen a d’autres qui se voient toujours, immédiatement, spontanément, comme bousculés, donc dans leur droit, prêts à accuser l’autre et à le faire punir. Toi, dans cette situation, tu t’excuserais ou tu accuserais ?
- Moi, certainement, je m’excuserais.
- Ah, mon pauvre, tu appartiens donc toi aussi à l’armée des excusards. Tu penses pouvoir amadouer l’autre par tes excuses.
- Certainement.
- Et tu te trompes. Qui s’excuse se déclare coupable. Et si tu te déclares coupable, tu encourages l’autre à continuer à t’injurier, à te dénoncer, publiquement, jusqu’à ta mort. Ce sont les conséquences fatales de la première excuse.
- C’est vrai. Il ne faut pas s’excuser. Et pourtant, je préférerais un monde où les gens s’excuseraient tous, sans exception, inutilement, exagérément, pour rien, où ils s’encombreraient d’excuses…
- Tu le dis d’une voix si triste, s’étonna Alain.
- Depuis deux heures je ne pense qu’à ma mère.
- Qu’est-ce qui se passe ? » Milan Kundera
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