Extrait de J'avoue que j'ai vécu de Pablo Neruda
Les "Grands Hommes" sont souvent ceux qui ne se prennent pas toujours au sérieux. C'est sûrement pour cela qu'ils ne meurent pas lentement. La lecture de cet extrait du livre de Pablo Neruda auteur entre autres, du très célèbre poème " Il meurt lentement..." fait rejaillir la beauté de la vie lorsqu'elle se vit simplement. Tout simplement. En toute simplicité.
« Sa personnalité gaspilleuse attirait tellement l’attention qu’un jour, dans un café, un inconnu s’approcha et dit : « Monsieur, je vous ai écouté bavarder et vous m’êtes sympathique. Puis-je vous demander une faveur ? » « Dites », répondit avec froideur Rojas Gimènez. « Que vous me permettez de sauter par-dessus vous », poursuivit l’inconnu. « Mais comment ? répondit le poète. Êtes-vous donc si fort que vous puissiez le faire maintenant, alors que je suis assis à cette table ? » « Non monsieur, précisa d’une voix humble l’inconnu. Je veux le faire plus tard, quand vous serez bien tranquille dans votre cercueil. C’est ma manière de rendre hommage aux personnes intéressantes que j’ai rencontrées dans ma vie : sauter par-dessus elles, si elles me le permettent, après leur mort. Je suis un homme solitaire et c’est mon seul hobby. » Et sortant alors un carnet, il lui dit : « Voici la liste des personnes qui ont consenti. » Rojas Gimènez accepta fou de joie l’étrange proposition. Quelques années plus tard, durant l’hiver le plus humide dont le Chili ait conservé le souvenir, Rojas Gimènez mourut. Il avait laissé comme d’habitude sa veste dans un bar du centre de Santiago. En manches de chemise par cet hiver antarctique il avait traversé la ville jusqu’au parc de la Quinta Normal, où vivait sa sœur Rosita. Deux jours après, une broncho-pneumonie emportait de ce monde un des êtres les plus fascinants que j’aie connus. Le poète s’envola avec ses cocottes en papiers et gagna le ciel sous la pluie.
Mais cette nuit-là les amis qui le veillaient reçurent une visite insolite. La pluie s’abattait à torrents sur les toits, les éclairs et le vent illuminaient et secouaient les grands bananiers de la Quinta Normal lorsque la porte s’ouvrit laissant passer un homme en grand deuil et trempé par ce déluge. Personne ne le connaissait. À l’ébahissement de tous, l’inconnu prit son élan et sauta par-dessus le cercueil. Aussitôt après, sans dire un mot, il se retira aussi subitement qu’il était arrivé et disparut dans la pluie et dans la nuit. C’est ainsi que la vie surprenante d’Alberto Rojas Gimènez s’acheva marquée par un rite mystérieux que personne n’a pu encore expliquer. »
Pablo Neruda.
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