Qui vient de loin (Ewur'osiga). Le Blog d'Alfoncine N. Bouya

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FETE CHAMPETRE 2014 A PILATE

Les fêtes champêtres en Haïti sont l’occasion pour tous les ressortissants d’une ville, d’une localité de se retrouver et de célébrer, chacun à sa façon et selon ses croyances, le saint ou la sainte patronne de la principale ville de la localité. Chaque ville, chaque bourg, chaque localité à son saint ou sa sainte. Un saint patron ou une sainte patronne peuvent être les protecteurs d’une ou de plusieurs villes, bourgs, ou localités.

Comme cela m’a été expliqué, à Pilate la fête champêtre est en l’honneur de Sainte Rose de Lima pour les chrétiens. Pour les vodouisants, c’est Erzulie, une des divinités vodou.

Il n’y a pas que les ressortissants de la ville, du bourg ou de la localité qui assistent et participent à la fête : les gens viennent de partout, des alentours comme de beaucoup plus loin, y compris des grandes villes comme Port-au-Prince, Gonaïves, le Cap-Haïtien, etc.

La saison des fêtes champêtres est aussi l’occasion pour les commerçants du coin, les marchands et les marchantes ambulantes de faire de bonnes affaires.  La pratique veut que ces derniers se déplacent de fête en fête, d’un endroit à l’autre selon le calendrier des célébrations. La veille de la fête qui dure, en général trois à quatre jours, ils occupent les lieux stratégiques de la ville que ne peut éviter aucun passant ni visiteur.  A Pilate, c’était l’artère principale qui va de l’entrée de la ville à sa sortie, qui fut envahie par ces vendeurs et vendeuses. Ils avaient placé leurs marchandises à même le sol, le long des maisons, ou sur les murettes des balcons des rez- de -chaussées. Installés dès les premières heures, ils ne bougent plus de leur place, proposant aux passants ce qu’ils vendent, et surtout, ils concurrencent de leur voix les décibels assourdissants de kompa que crachent  les hautparleurs placés devant les magasins. Des clients se frayent tant bien que mal un chemin entre les nombreuses motos aux klaxons de tous les sons, les véhicules qui arrivent bandés de monde qu’ils déversent au bout de la rue, qui avec son balluchon sur la tête, qui avec son sac de voyage au bras. Des femmes descendues des mornes sont reconnues aux charges qu’elles portent sur la tête : régime de bananes, cuvettes remplies de légumes et autres fruits et vivres.

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Marchands sur les trottoirs à Pilate

Les hommes, venus eux aussi des mornes, transportent sur des vélos des chapeaux traditionnels multicolores en donnant de la voix pour se faire remarquer par les possibles acheteurs. La foule est dense et le restera durant les quatre jours de la fête.  A la tombée de la nuit, chacun se trouve une place pour dormir à même le sol, sous les galeries des maisons qui ornent la voie principale. D’autres, plus chanceux, trouveront des hébergeurs. D’autres encore se coucheront sur la place publique, sous les tonnelles ou au pied des arbres.

Je suis sur le balcon de la maison familiale de mon hôte et j’observe cette marée humaine qui remonte et redescend la rue.  En face de mon observatoire, sur la place centrale du bourg qu’ils ont occupé, des groupes de danse vodou se succèdent sans relâche, au son des tambours et des chants lancés par l’un d’eux et repris en chœur par les autres. Un marché spontané d’objets de cultes vodou s’est installé non loin de l’Eglise : bougies de toutes les couleurs à l’effigie des saints catholiques, des chapelets, des scapulaires, du rhum, du clairin (rhum de première pression) simple ou enrichi aux herbes et racines aux vertus diverses, des flacons de parfums –la chance, des foulards aux couleurs correspondants aux différents loas (esprits) du vodou, etc… Tout à côté d’eux des roulettes de fortune improvisées, des jeux de carte, de dominos et autres jeux de hasard attirent ceux qui rêvent de se faire un peu d’argent et pourquoi pas, de gagner le gros lot. Ici, un jeune homme écoute religieusement ce que lui prédit un cartomancien. Là c’est une mambo (prêtresse vodou) qui procède au traitement d’une dame dont elle tient le pan de la robe d’une main, tandis que de l’autre, elle passe la flamme de la bougie le long du corps de la dame.

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Les batteries insistantes des tambours, la foule amassée autour des danseurs des vodouisants font céder ma réserve d’aller me faire bousculer. Je descends du balcon. Je me joins aux nombreux curieux et aux dizaines de vodouisants. Je me faufile entre les corps et les cous tendus pour bien voir le spectacle. J’entrevois une jeune femme, visage noir, portant une jupe et une chemisette blanches. Elle a les cheveux tressés à l’africaine. Visage inexpressible d’où se dégage une certaine sérénité, un profond calme intérieur. De sa main droite, elle tient un « chacha » (petite calebasse contenant des graines qui donne le même son que les maracas sud-américaines) qu’elle fait tourner en rond d’un geste du poignet. Sa main gauche lui sert de haut-parleur. Elle entonne un chant, face aux batteurs de tambours, puis vire sur elle-même vers les danseurs qui forment un cercle, plie les genoux et, à ce moment-là, les danseurs reprennent en chœur le chant qu’elle vient de lancer.

Je reconnais ce rythme du tambour et ces pas de danse (petits pas de côté ramenés vers la gauche ou la droite selon le pas qui reste fixe) qui me rappellent celui des Kongo de chez moi. Je tends encore le cou pour bien voir les dos des danseurs qui se courbent et les gestes qu’ils font comme s’ils voulaient ramener à eux, tirer vers eux une chose qu’eux seuls connaissent.

Un des joueurs de tambour note mes efforts à vouloir regarder de près. Il se met à battre encore plus fort tout en me jetant des coups d’œil. Ayant certainement remarqué le turban que je porte, il a dû comprendre que j’étais africaine.

La dame aux cheveux tressés revient vers les batteurs. Elle entonne un autre chant. Vieux et jeunes, hommes et femmes à l’intérieur comme à l’extérieur du cercle accélèrent la cadence. Les tambours changent également de rythme. Cette fois-ci, c’est le souvenir des résonnances des calebasses d’eau qu’on joue lors des fêtes au Maroc et en Mauritanie qui me revient. Je reconnais aussi le son du « Tama » ce petit tambour qui se bat au Sénégal coincé sous les aisselles. Et aussi celui du « tambour-mère » du pays Koyo au Congo.  

Un jeune homme qui dansait est chevauché par un loa (esprit) et se met à hurler des paroles que je ne parviens pas à saisir ; il file en direction de la rue principale. Une mambo se détache du cercle des danseurs  pour le retenir. Deux jeunes gens se joignent à elle, mais ils ne parviennent pas à le maîtriser. Le jeune homme traverse la rue principale, fait le tour du pâté de maison, avant de revenir auprès des danseurs, escorté par la mambo et les deux jeunes gens.

Malgré une apparente pagaille, il règne entre les participants à ces danses, une certaine discipline codée que l’étranger ou le non vodouisant a du mal à percevoir. La musique à fond du kompa jouée sur la rue principale comme au bas de la ville, près de la rivière, les klaxons des autos et des motos, les cris des vendeurs, des vendeuses mais aussi des badauds,  ne semblent pour rien au monde déranger ces danseurs.  Ils sont là depuis la veille et ils y resteront pendant trois jours d’affilé. Non-stop ! Sans interruption réelle ! Un groupe succédant à un autre.

C’est alors que je réalisai comment cette religion a pu survivre à l’esclavage, à la colonisation, à toutes sortes de discriminations, de brimades et de persécutions. Je revis le courage, la résistance, l’ancrage de la foi des vodouisants à travers les âges ; toutes choses qui aboutirent à la lutte contre le colonisateur et à l’indépendance de ce pays.

D’un autre côté, ma conviction était renforcée qu’il n’y a rien de tel pour la paix dans un pays que de laisser chacun vivre sa foi, ses croyances, sa religion. Car, les vodouisants ayant dansé pendant trois jours d’affilé, ils se firent moins nombreux le samedi au moment où les catholiques se rendaient à l’église pour clore leur neuvaine de prières. Le dimanche, il n’y avait plus de tambours vodou dans la ville quand le clocher de l’église a sonné pour appeler les chrétiens à la messe. L’acceptation et le respect de l’autre ne peuvent qu’être enrichissants. « Si tu es différent de moi, loin de me léser, tu m’enrichis » avait dit Antoine de Saint-Exupéry que je paraphrase en : « si ta foi est différente de la mienne et la mienne de la tienne, nous ne pouvons que nous enrichir mutuellement. »

Cependant, une question m’obsède : pourquoi est-il que certains vodouisants (et sans doute les spectateurs des danses vodou) consomment tant d’alcool (clairin et rhum) au point de se retrouver complètement soûls ? Y aurait-il un lien intrinsèque entre cet alcool tiré de la canne à sucre et la pratique du vodou ? Seuls les connaisseurs pourraient me fournir une réponse.

En tout cas, je suis revenue de Pilate, le cœur content, enrichie d’une nouvelle expérience.

Nyélénga.



05/09/2014
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